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Vincent Puente

Le VIIe Volume

Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux.

Umberto Eco

Il nous avait déjà fait partager à deux reprises (Le Corps des Libraires I, Le Corps des Libraires II) ses déambulations à la fois poétiques et curieuses au fil de librairies imaginaires, à travers le monde. Dans cette nouvelle exposition et ce nouveau livre, Vincent Puente nous embarque encore une fois dans une aventure un peu surréaliste, où pour la première fois il se met en scène, dans l’exercice de son métier, celui de libraire, mais aussi de sa passion insatiable pour les livres, lui qui côtoie chaque jour l’une des plus jolies bibliothèques qui soit, celle que Karl Lagerfeld a constitué passionnément durant toute sa vie.

J’erre tous les jours dans une bibliothèque aux contours incertains.

Libraire, descendant involontaire de Danaos, je nourris perpétuellement le fonds d’une bibliothèque que j’espère idéale, dont le destin est d’être dispersé par moi même. Il s’agit peut-être d’une variante de la malédiction qui touche les bibliothécaires des institutions publiques, que leur haute mission condamne à mettre en œuvre le paradoxe qui consiste à laisser les livres qu’ils sont chargés de conserver à la disposition du plus grand nombre.

L’exercice de mon métier m’amène à traverser quotidiennement une étendue de 35000 livres. Il semble néanmoins que l’absence définitive du propriétaire et cartographe de cette bibliothèque privée n’en ait rendu certains à l’état sauvage. Présents au Catalogue, ils s’escamotent, se déplacent subrepticement pour se mettre à l’écart, loin de leur place d’origine. C’est un phénomène désormais bien connu parmi ceux qui fréquentent assidument les livres. Je me souviens pourtant qu’à l’époque où j’étais un jeune libraire, certains dans la profession estimaient qu’il n’était pas approprié d’évoquer ouvertement la Dérive des volumes.

De nombreuses histoires curieuses circulent, qui racontent les bibliothécaires devenus fous à force de chercher un livre dont seule l’ombre apparaissait dans les rayonnages. Ou bien telle autre qui raconte comment dans une bibliothèque écossaise les employés soutenaient que les catalogues se déplaçaient en meute durant les nuits de Fachan, si bien qu’il a fallu se résoudre à les ranger tous les soirs dans une armoire fermée à clef.

La plus fameuse d’entre elles, sans doute apocryphe, reste probablement celle de l’expédition Stanerman, du nom de ce bibliothécaire qui en 1925 a aperçu sur une étagère de la section des littératures mésopotamiennes le VIIe volume de L’Hexalogie de Tancredo Dyonis y Royo qui rassemble le corpus de La Chanson d’Izdubar. (On sait aujourd’hui qu’Izdubar n’est autre qu’une mauvaise interprétation phonétique des assyrologues de l’époque. Son nom se prononce désormais Gilgamesh). Stanerman est parti un jour dans les réserves de la bibliothèque de West Clyst accompagné de quatre volontaires, pour certains chasseurs reconnus dans tout le Devon, pour ne jamais reparaître.

Certains trouveront cette histoire, l’attitude de Stanerman, grotesque. Je la considère pour ma part parfaitement naturelle : le livre est le seul rouage de mon cerveau.

Il est la première chose que je vois au réveil, la dernière à l’heure du sommeil.

Je m’imagine souvent cette bibliothèque aveugle, remplie de livres vierges, tous les livres à venir attendant leur auteur. J’ai la faiblesse de penser que les livres sont innocents, que seuls leurs auteurs sont coupables.

Ainsi me voici, coupable encore une fois.

Comme un marque pages entre deux chapitres.

Vincent Puente 2025

du 21 novembre au 6 décembre 2025

GALERIE ARTHEME

rue de Beaune 75007 Paris