Yves et Victor Gastou

Le 10 mars dernier, Yves Gastou nous a quittés. Il était l’un des plus grands marchands d’art français mais aussi une figure incontournable de Saint-Germain des prés depuis plus de trente ans. L’œil rieur, bienveillant et toujours curieux, c’est lui qui a découvert avant tous les autres Ettore Sottsass, Shiro Kuramata ou Ado Chale. Yves était un grand galeriste mais aussi un grand homme : il avait conservé en lui une âme d’enfant éternel, qui s’émerveillait de tout, des petites comme des grandes choses. Collectionneur invétéré, il avait réalisé l’an dernier l’un de ses rêves, présenter son incroyable collection de bagues à l’Ecole des Arts Joaillers, dévoilant ici au public une part méconnue de lui-même. On le retrouve avec cette interview que nous avions réalisée en 2018, accompagnés de Victor, son fils et son successeur, qui saura si bien continuer l’œuvre de son papa.

GALERIE YVES GASTOU Saint-Germain des prés Paris

Avec votre galerie, Yves, on traverse un siècle d’arts décoratifs.

Yves : C’est vrai, j’ai débuté avec l’Art Nouveau, puis l’Art Déco. En 1980, je suis parti pour l’Italie et j’ai découvert l’œuvre de Gio Ponti, Carlo Molino ou Scarpa dont j’ai pu acheter des pièces majeures. En voyant le design italien des années 50 et 70, je suis devenu fou. J’y ai rencontré Ettore Sottsass, une explosion de couleurs, des matériaux pauvres comme le Formica, une révolution !  J’ai créé cette galerie et j’ai commencé à y exposer les grands maîtres en alternance avec des créateurs plus jeunes, comme Dubreuil, Starck, Arad, Dixon ou Kuramata.

Et vous, Victor, quelles sont vos périodes favorites ?

Victor : J’ai été très marqué par le design des années 80-90, notamment avec le design italien, Ettore Sottsass, Alessandro Mendini, Gaetano Pesce, Andrea Branzi, et puis tous ceux dont j’ai cotoyé les œuvres, à la maison, durant mon enfance, Gio Ponti, Carlo Molino, et dans les années 70, j’aime beaucoup Oscar Niemeyer et Joe Colombo.

Qu’est-ce qui vous a décidé à rejoindre votre père ?

Victor : Un déclic. Je faisais une école de commerce, j’étais en stage en Chine, je ne faisais que rentrer des données dans un ordinateur mais j’ai vite ouvert les yeux : je ne voulais pas passer ma vie dans un bureau, j’avais besoin de retrouver cette énergie, ces choses merveilleuses que j’avais toujours côtoyé. Ca me manquait de découvrir de belles choses, d’être en contact avec de beaux objets au quotidien, je voulais retrouver tout ça.

GALERIE YVES GASTOU Saint-Germain des prés Paris

Vous aviez conscience, quand vous étiez plus jeune de vivre dans un univers exceptionnel ?

Victor : Non, je le réalise aujourd’hui justement, en étant vraiment immergé dedans, dans le travail et dans la vie.

Et vous Yves, vous aviez envie de travailler avec l’un de vos enfants ?

Yves : Je l’espérais. J’attendais que l’un ou l’autre prenne la décision mais je ne voulais pas que ce soit moi qui le leur demande. Avec Victor, on n‘est pas toujours d’accord, il a ses idées, moi les miennes, mais on se rejoint toujours. Je suis très heureux qu’il soit là.

Vous travaillez vraiment de concert depuis bientôt 10 ans ?

Yves : Oui, pour mettre en forme des projets, des One Man Show comme celui que nous allons présenter au PAD, on a besoin d’être deux et de travailler en accord.

Victor : J’ai quand même beaucoup poussé pour que l’on revienne au design contemporain ! Mais chacun de nous fait confiance à l’œil de l’autre.

Yves, vous avez sans doute été le premier antiquaire à ne pas créer de frontières entre les différentes périodes des Arts Décoratifs, et même à les associer en les exposant ensemble.

Yves : Oui, c’est vrai, nous avons été les premiers à faire ça, même si aujourd’hui c’est courant. J’ai toujours aimé mélanger les styles et les époques. C’est un peu l’ADN de la galerie et c’est comme ça que je concevais ce métier : ne jamais s’ennuyer, passer d’un mouvement ou d’un artiste à un autre, garder toujours l’œil ouvert sur autre chose, confronter le travail d’André Arbus ou de Jacques Quinet à celui de Joe Colombo ou Ron Arad, c’est passionnant !

Victor : C’est vrai qu’avant les antiquaires se consacraient à une période bien précise de l’histoire et n’en bougeaient pas de leur vie. C’était un peu ennuyeux, tu as fait l’inverse.

Yves : D’ailleurs, je suis persuadé que l’engouement actuel pour le design est en grande partie dû à Sottsass et aux mouvements italiens.

GALERIE YVES GASTOU Saint-Germain des prés Paris

Mais vous n’êtes jamais tombé dans le « côté déco » du métier ?

Yves : Jamais. C’est plus dangereux, mais c’est fabuleux, chaque exposition est une sorte de pari sur un travail, un artiste.

Vous suivez ensemble la scène émergente du design ?

Yves : Oui bien sûr, mais travailler avec une galerie ne les intéresse pas forcément, les jeunes designers créent souvent des collections pour de grandes marques. Dans une galerie, nous ne présentons que des pièces uniques ou numérotées.

GALERIE YVES GASTOU Saint-Germain des prés Paris

Commentl travaillez-vous avec les artistes ?

Yves : Comme dans un couple, c’est une histoire passionnante qui peut s’arrêter à tout moment. Mais j’ai eu des artistes très fidèles ! Sottsass par exemple : il avait cette générosité incroyable de toujours vouloir présenter ses nouvelles pièces en exclusivité à la galerie. Et à chaque fois il me demandait : « Mais comment fais-tu pour vendre tout ça ? ». Le plus inouï c’était peut-être Shiro Kuramata, si humble, si poétique. Il passait le balai avant le vernissage mais faisait des dîners fabuleux avec toute la diaspora japonaise parisienne, Kenzo, Issey Miyake … J’ai adoré aussi redécouvrir André Arbus, Gilbert Poillerat, Marc Duplantier, dont j’ai retrouvé une grande partie des pièces, puis plus tard Carlo Molino ou Gio Ponti. C’était un travail titanesque mais magnifique.

GALERIE YVES GASTOU Saint-Germain des prés Paris

Ce métier, c’était une vocation ?

Yves : Je suis totalement autodidacte. J’étais très dyslexique et j’ai quitté l’école tôt. Je passais mes dimanches dans les églises, j’entrais dans les propriétés que je trouvais belles et ma mère a compris qu’il y avait quelque chose à faire avec ça. Mes parents étaient tous les deux des esthètes, des passionnés d’art, de littérature… Ma mère a décidé me mettre en stage chez un antiquaire de Carcassonne.  Je crois qu’elle avait vu, elle, que c’était une vocation. Plus tard j’ai monté ma première galerie à Toulouse, puis j’ai eu un stand aux puces. Pendant cinq ans j’ai fait l’aller-retour chaque semaine entre les deux villes, puis j’ai décidé de venir vivre à Paris et d’ouvrir cette galerie.

Vous vouliez vraiment être à Saint-Germain des prés.

Yves : Je voulais absolument une galerie à côté des Beaux-Arts. La Galerie Mai était une galerie historique des années 50, elle représentait, Jouve, Le Corbusier, Perriand, Sarfati, j’aurais été fou de ne pas reprendre ce lieu, qui, en plus, jouxtait l’Ecole. Vous savez je la connais par cœur, c’est un lieu magique, hybride, unique. J’avais d’ailleurs déjà l’idée de faire des expos dans la chapelle. Je l’ai fait pour présenter l’ultime collection d’Ettore Sottsass en 2011, pour rendre hommage à mon ami, avec qui j’avais inauguré la galerie vingt-cinq ans plus tôt.

Justement, comment est née l’idée de créer cette façade incroyable en terrazzo noir et blanc ?

Yves : Pour l’inauguration de la galerie avec Sottsass, la façade n’y était pas encore. C’est pour sa deuxième exposition que nous avons pu la créer. En fait, quand il est arrivé devant la galerie, il m’a dit : « Gastou, Paris est une ville noire et blanche, ta façade sera noire et blanche ! »

Vous n’avez pas eu trop de mal à la faire accepter ?

Yves : Oh si ! J’ai mis quatre ans pour avoir l’autorisation. Quatre années à courir de ministère en ministère, j’y passais mes journées. Mais je ne voulais pas lâcher ! C’est Jack Lang qui a accepté, grâce à Anne-Marie Boutin qui dirigeait l’ENSCI.

Elle est désormais classée ?

Yves : Non, mais elle ne peut pas être détruite. On peut la déplacer mais avec l’obligation de la conserver. Maintenant que Victor est là, je pense qu’elle restera à sa place !

Vous avez toujours aussi été un grand collectionneur ?

Yves : Collectionneur, accumulateur, c’est une maladie ! Quand j’étais enfant il me fallait quelque chose, tous les jours. Un bonbon, un petit jouet, n’importe quoi, mais quelque chose ! Ma première bague, je devais avoir sept ou huit ans quand j’ai demandé à ma mère de me l’acheter, en vacances à Cadaquès. Aujourd’hui j’en ai plus de mille.

Pour ça aussi vous étiez précurseur, c’est aujourd’hui très à la mode.

Yves : C’est même devenu une collection unique que je montrerai en octobre à l’Ecole des Arts Joaillers. Je suis enfin récompensé de ma boulimie ! Mais j’ai arrêté les collections, même celle des bondieuseries !

Vous collectionnez aussi les bondieuseries ?

Yves : Oui, j’adore ! Les Vierge, les Jeanne d’Arc, les anges, le Christ, je les trouve beaux, mais il n’y a rien de religieux là-dedans, c’est juste esthétique. J’en ai ramassé certaines pour trois francs six sous dans les brocantes et je les sauve du trottoir, quand dans une autre vie ils ont dû être adorés ! Je ne vis qu’à travers ça : l’art, les arts décoratifs, la musique, la littérature, les bijoux … 

Vous êtes un véritable esthète, dans tous les domaines.

Yves : Sans doute. Je vis chaque jour, chaque minute, pour tout ça. C’est ma vie.

GALERIE YVES & VICTOR GASTOU