Amin Kader & Meriem Cheblal

Ce qui frappe tout d’abord chez Amin Kader et Meriem Cheblal, le père et la fille, c’est leur révérence face à la beauté. Partout, tout le temps. La poésie qu’ils confèrent à chaque chose, toujours. Amin a créé il y a presque cinquante ans à Saint-Germain des prés, l’une plus jolies Maisons de Couture parisiennes. Plus tard Meriem y a grandi, à la lumière de ces créations d’exception et a fait sien, petit à petit, ce patrimoine culturel et esthétique hérité de son père. Interview à deux voix pour célébrer leur vision commune de la création.

Amin Kader votre  Maison aura 50 ans l’année prochaine, quel regard portez vous sur ce demi-siècle de création ?

Amin Kader : C’est passé si vite, comme dans un battement de cil. Toutes ces années ont été très riches, de rencontres, de projets, de mouvement. J’ai découvert Saint-Germain des prés quand J’avais 16 ans, j’arrivais de Genève où j’étais étudiant, mon frère habitait 40 rue du Bac et il a eu la mauvaise idée de m’emmener prendre un petit-déjeuner au Flore : J’ai regardé autour de moi et j’ai eu un vrai coup de foudre ! Le Café de Flore, c’était la rencontre de toute une sensibilité mondiale qui se retrouvait là et c’était aussi une formidable université, on était assis à côté de Marcel Carné, Sartre et Beauvoir, Juliette Gréco …. Mais aussi de gens anonymes qui se révélaient être exceptionnels. C’était une époque magnifique : des voitures incroyables qui stationnaient devant chez Lipp, les chauffeurs avec leurs casquettes et leurs cigarettes Boyard, l’odeur des bouches de métro, celles des petits plats que les concierges préparaient pour le déjeuner …. Il y a une alchimie qui est très particulière à ce quartier, même dans l’urbanisme  je le trouve élégant, il n’y a rien de trop, tout est juste. On ne s’en lasse jamais.

La couture était une vocation ou est-ce cette alchimie, cette aura, qui vous ont poussé vers elle ?

Amin Kader : J’étais passionné par la beauté, l’élégance et j’étais curieux. Mon frère ainé faisait faire ses vêtements sur mesure et je voulais grandir pour lui ressembler, j’étais emprisonné dans mon âge.

Meriem Cheblal : Tu vouais aussi une adoration à ta sœur ainée qui cousait admirablement.

Amin Kader : C’est vrai. Et j’étais fasciné par cette surface plane qui prenait du volume, une forme, un peu comme par magie. Les puces ont aussi été une grande école, je pouvais y voir tous les styles, toutes les formes, tout ce qui avait été travaillé dans le passé, c’était très enrichissant. Petit à petit mon œil a changé.

Meriem Cheblal : Mon père, quand il a créé son atelier, l’a tout de suite ouvert à ses pairs. C’est ainsi qu’il est devenu ce qu’on appellerait aujourd’hui un directeur artistique, pour des créateurs qui ont façonné le monde de la mode comme Azzadine Alaïa ou Kenzo Takada. Mais il est toujours resté  très discret dans ce rôle, préférant mettre en avant ses créations plutôt que lui-même.

Amin Kader : C’était des gens qui travaillaient beaucoup aussi et c’était très enrichissant de collaborer avec eux mais j’ai toujours préféré rester indépendant.

Meriem Cheblal : Tu as toujours eu la volonté de rester le même et tu n’as jamais eu besoin de te comparer aux autres couturiers. Déjà dans les années 80, le rythme des collections était effréné, s’inscrivant dans une temporalité qui broyait un peu les créatifs. Pour mon père c’était contre nature et cela ne lui convenait plus. Il a donc décidé de fermer son atelier au monde et de se concentrer sur ses propres créations. En 1978 il s’est installé au 2 rue Guisarde dans notre boutique historique. Il a commencé  travailler certains modèles iconiques de la Maison, que nous continuons de fabriquer.

D’ailleurs vos créations se trouvent souvent à mi-chemin entre la pièce d’archive et la pièce contemporaine, sans réellement pouvoir être datée ?

Meriem Cheblal : Pour Amin le vêtement doit être pensé pour la femme, il dit d’ailleurs que c’est pour elle qu’il fait ce métier, car pour lui elle est le vecteur qui permet au monde de bouger, et le vêtement doit l’accompagner dans ses mouvements. Il doit être construit dans ce sens, en étant usuel, équilibré, juste, sans jamais prendre le pas sur la personnalité de celle qui le porte.

Amin Kader :  Oui je voulais travailler pour une femme en mouvement. Si un vêtement a une bonne coupe, il n’emprisonne pas la femme mais la met en valeur.  J’aimais détourner le vêtement d’homme en lui donnant un côté très féminin avec une touche masculine : appuyer sur les épaules, ne pas marquer la taille mais les hanches, travailler sur les revers … Créer un vrai classique, fabriqué dans des matières exceptionnelles par des mains exceptionnelles. La femme a besoin de singularité, de porter un vêtement simple mais qui n’a pas été vu ailleurs.

Meriem Cheblal : Ta manière de créer s’inscrit aussi dans une logique temporelle qui échappe aux règles de la mode. Une logique qui permet de rester dans un artisanat pur, avec un contrôle absolu de toute la chaine de production, ici, à Paris. Te protéger de la folie de ce monde t’a sûrement permis de garder ton identité et de continuer à éditer des vêtements qui sont en quelque sorte le prolongement des premières collections. Pour devenir intemporelle la création prend du temps. Un temps qu’on ne doit pas compter.

Amin Kader : Je ne voulais pas suivre les tendances, je voulais rompre avec cette logique des vêtements trop stylés qui effacent la personnalité de celle qui va les porter, je préfère transcender cette personnalité à travers la coupe, les matières, les détails, j’ai toujours épuré les choses. Un millimètre de plus ou de moins sur une épaule peut complètement changer l’expression d’un vêtement. Il y a une magie qui opère entre la toile qu’on a sur la table et nos mains, quand on la pose sur un mannequin, les choses apparaissent au fur et à mesure, c’est immédiat, cela se fait dans le présent, dans le silence. Quelquefois ça ne marche pas, on pique des crises, on déchire …. Et puis un matin on recommence et tout  fonctionne comme on le souhaitait. C’est la main qui décide, plus que l’œil ou l’esprit. C’est pourquoi la machine ne peut pas la remplacer.

Vous travaillez aussi beaucoup sur l’aspect technique et technologique des matières ?

Amin Kader : Si un tissu dont j’ai envie n’existe pas je le crée. J’ai déjà son toucher dans la main. Le dernier que j’ai créé est un fil de crêpe en cachemire peigné. J’ai mis 5 ans à le concevoir, entre la Mongolie pour trouver la matière première, la France avec une vieille usine qui datait du 19ème et qui savait traiter le cachemire comme je le souhaitais, puis l’Italie pour faire peigner le fil. C’était un énorme travail mais je devais absolument le faire. Pour créer quelque chose d’exclusif, il faut aussi avoir des matières exclusives.

Meriem Cheblal : Sa manière de travailler les matières est unique, il ne fait jamais de compromis. Mon père est quelqu’un qui apprend très vite mais qui sait aussi transmettre. Sa manière de penser la création est d’essayer de trouver quel type de catalyseur il peut être sur le monde et de quelle manière il peut le retranscrire dans la création artistique et technologique. La philosophie de la Maison est depuis toujours à l’inverse de la fast fashion qui existe aujourd’hui. Cette espèce de frénésie est totalement antagoniste avec la création. Essorer la planète c’est aussi essorer l’humain. C’est une évidence, une compréhension du monde  qui a toujours habité mon père.

En 2024, votre ligne de parfums est arrivée comme une évidence ?

Meriem Cheblal : Tout a une raison d’être. Dans sa manière de concevoir le parfum, Amin est aussi très sincère puisqu’il est le nez de ces créations et ses recherches ont pris plus de vingt ans. Il a un véritable ancrage dans le bassin méditerranéen. Si l’on regarde autour de nous on voit des marbres de la carrière de Michel Ange, d’autres de carrières égyptiennes, mais aussi tout cet amour pour la Rome antique ou encore le Quattrocento que l’on retrouve dans l’architecture des boutiques. Il est aussi imprégné d’une culture familiale très forte, son grand père cultivait d’ailleurs des fleurs pour les envoyer à Grasse. Tout est relié dans l’univers d’Amin Kader sans que rien ne soit prépondérant, tout doit rester harmonieux. Son imaginaire est à la fois une force et une source de liberté. Le parfum manquait à son univers, il est en quelque sorte le prolongement de ses collections. Chacun d’eux est unisexe, discret, et ne prend pas, lui aussi, le pas sur celle ou celui qui le porte.

Amin Kader : Je vis avec mon nez depuis toujours. Enfant je baignais dans un univers qui regorgeait de soleil, de nature et de parfums. Chaque saison, chaque paysage, chaque heure avait son parfum. Les citronniers, le jasmin, les orangers, les bigaradiers dans le jardin et en descendant vers la mer, les algues, les embruns … Mon père lorsque j’étais petit m’a beaucoup appris à contempler les choses avec ce qu’il appelait « les yeux du cœur » et il avait raison, il n’y as pas de mots qui valent quelquefois, c’est le langage du silence, des sens qui prime. Quand je suis arrivé à Paris, tous les quartiers avaient aussi une odeur différente, on pouvait fermer les yeux et savoir où on était … Je crois que le monde du parfum était déjà le mien depuis longtemps et j’ai travaillé de la même manière qu’avec le vêtement, fait de longues recherches, choisi toutes les matières premières. J’ai voyagé pour trouver les bons producteurs car une matière peut avoir une personnalité très différente selon sa provenance et c’est un peu comme avec la couleur : si vous travaillez avec des pigments naturels plutôt qu’avec des pigments industriels, vous parviendrez à faire des choses beaucoup plus belles.

Ce sont des parfums qu’on porte pour soi, au creux du cou ou du poignet ?

Meriem Cheblal : Oui, comme pour le vêtement, il faut que ce soit un atout qui laisse à la personne une entière liberté.

C’est une Maison familiale, est-ce Meriem qui prendra un jour le relais d’Amin ?

Meriem Cheblal : J’ai grandi dans l’atelier mais on ne m’a jamais rien demandé, surtout pas de prendre la relève. Ce n’est pas toujours simple d’être indépendant et mes parents n’ont jamais voulu m’imposer ça, bien au contraire. Non, je dirais que je me suis plutôt inscrite petit à petit dans l’histoire de la Maison, je savais depuis très longtemps que je voulais en faire mon métier mais j’ai pris des chemins de traverse en étudiant les sciences politiques par exemple. Et après un Master à HEC, j’ai travaillé pour Saint-Laurent et Chanel avant de rejoindre la Maison Amin Kader.

Amin Kader : C’est une enfant de la balle ! Petite, je la posais sur la table à côté de moi quand je travaillais. Elle a grandi avec le bruit des machines, le goût des couleurs et des matières. Elle a toujours eu le sens des formes, des volumes mais je ne lui disais rien pour ne pas l’influencer. Plus grande, pour s’habiller je lui allouais un budget qu’elle dépensait comme elle le voulait, je ne lui disais jamais si c’était bien ou si c’était mal mais je voyais que ça avait toujours du sens. Mais notre travail de parents n’était pas de projeter notre image sur eux mais de leur laisser la liberté de leurs choix.

Meriem Cheblal : J’ai des parents brillants, avec eux tout est simple et fluide, nous avons en commun un besoin de liberté absolue qui nourrit beaucoup notre créativité, mais c’est une maison d’Editeur de mode, il n’y a pas de culte de la personne. Chacun a son propre rôle et il ne faut pas oublier toute une équipe, d’artisans, de créatifs, de retail qui nous accompagne. Tout est complémentaire. Aujourd’hui j’accompagne mon père pour tout ce qui concerne l’image parce que j’en ai une connaissance profonde, tout en gardant un œil ouvert sur le monde puisque j’ai aussi mes propres clients. Cela me procure une liberté très enrichissante. Mon rôle, toujours dans le respect des valeurs de la Maison, est d’en être un peu la gardienne, de faire en sorte que le cœur ne s’arrête jamais de battre.

photos 1-3-6-7-8 Céline Saby

Maison Amin Kader

189 Boulevard Saint-Germain 75007 Paris

2 rue Guisarde 75006 Paris