Cocktail

Cocktail, un nom explosif dont le blast résonne encore plus de quarante ans après la détonation.
En 1981, Heike Mühlhaus, jeune diplômée de l’école de Design et de Céramique de Wiesbaden, fonde ce qui deviendra l’un des labels les plus emblématiques de la contre-culture allemande. Accompagnée de Renate von Brevern, elle ouvre, dans cette paisible ville thermale de la Hesse, un atelier qui se transforme rapidement en un véritable laboratoire d’expérimentation.

Le premier catalogue de Cocktail, intitulé « Innovative Keramik für Tisch und Raum » (Céramiques innovantes pour la table et l’espace), témoigne d’une volonté de dépoussiérer la discipline et d’en repousser les limites. Au mépris des conventions, Heike Mühlhaus s’écarte des méthodes traditionnelles, trop rigides et contraires à son ambition de « créer de grandes formes simples » aux surfaces ouvertes, propices à l’épanouissement du geste pictural et à la recherche chromatique.
L’audace de Cocktail se manifeste dès 1984, lorsque le duo tente de participer pour la première fois à une Foire de design ; écartées des circuits officiels, elles décident d’exposer leurs créations dans un bus stationné devant l’entrée principale du bâtiment — un acte de résistance sourd mais puissant, révélateur de leur esprit d’indépendance et de leur capacité à contourner les structures institutionnelles.

Ce refus du compromis trouve une expression plus radicale encore lors de la célèbre « Croisière » qu’elles organisent sur le Rhin, au cours de laquelle les pièces qu’elles jugent insatisfaisantes sont symboliquement jetées à l’eau. Ce geste, à la fois performatif et cathartique, traduit la volonté d’Heike Mühlhaus de libérer la création de toute complaisance. Il marque aussi la naissance d’une véritable méthode : éliminer pour clarifier, rejeter pour mieux avancer.
Cocktail abandonne progressivement les objets de table – tasses, gobelets, vases et assiettes – pour se consacrer à des pièces de forme. Portées par l’énergie électrique des années 1980 et animées par le désir de projeter leur travail au-delà du cadre régional, les deux femmes transfèrent leur atelier à Berlin en 1985. Ce déménagement marque une nouvelle étape : l’ancrage du Label dans une scène artistique bouillonnante où les disciplines s’entrecroisent.

Revendiquant une démarche « ouverte, évolutive et à l’issue toujours incertaine », Heike Mühlhaus révolutionne le travail de l’argile. En associant le métal à la céramique, elle renforce son caractère tellurique ; chaque pièce semble née des entrailles de la terre, ce qui contribue, au plan métaphorique, à forger une esthétique de l’Underground.
Cette relation aux origines des êtres et de la matière se manifeste également dans le traitement de la forme, alternativement archétypale de l’Antiquité et du Moyen Âge et universelle, comme la sphère et le disque, qui incarnent par leur géométrie, unité, équilibre et totalité.

Par une subtile mise en abyme du processus créatif, les œuvres aux cols déchiquetés d’Heike Mühlhaus semblent éclore, se définissant ainsi autant par ce qu’elles retiennent que par ce qu’elles libèrent.
La céramiste berlinoise tire également profit du motif : la Croix grecque, récurrente chez Cocktail, constitue un marqueur visuel fort, partagé par la scène alternative de la fin des années 1980 : à la fois immédiatement reconnaissable et culturellement polysémique, elle s’inscrit dans l’iconographie transgressive développée par les groupes de musique punk, métal et techno tandis que des artistes comme Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, et Barbara Kruger, l’emploient pour structurer l’espace et créer des tensions visuelles en peinture.
De manière analogue, les motifs tribaux puisés par Cocktail dans les cultures africaines et asiatiques sont réinterprétés graphiquement et isolés de leur fonction rituelle. Composant des ensembles distinctifs, ils marquent à la fois un attachement à des traditions perçues comme authentiques et une revendication esthétique et identitaire.

La rétrospective de 1991 au Musée de Magdebourg célèbre les 10 ans du Label. Après le départ de Renate von Brevern la même année, Heike Mühlhaus poursuit seule la direction de Cocktail. Elle conçoit alors de nouvelles collections d’objets et développe de nombreuses collaborations en architecture d’intérieur comme en design. En replaçant le travail de la terre au cœur des mouvements d’avant-garde, Cocktail illustre la capacité de la céramique à dépasser sa fonction utilitaire pour devenir un vecteur culturel et symbolique de premier plan, au croisement des pratiques contemporaines. Chacune des oeuvres d’Heike Mühlhaus intervient ainsi comme le fragment d’une œuvre d’art totale, à la fois intimement berlinoise et à la portée universelle, dont l’incidence sur la création européenne se fait encore ressentir aujourd’hui.

